La fonction que nous exerçons au sein d’une organisation s’apparente à un rôle que nous avons à jouer, exactement comme au théâtre : je serai Sganarelle, je serai Antigone, je serai Lisette. S’épanouir dans son rôle suppose de pouvoir le choisir, l’assumer et l’investir pleinement.

Une organisation humaine fonctionne bien lorsque chacun joue son pleinement son rôle et s’y épanouit. N’en déplaise à certains partisans des organisations libérées, la différenciation et la hiérarchisation des rôles au sein d’un collectif est une nécessité vitale, faute de quoi aucune forme organisée ne peut émerger : on demeure dans une soupe indifférenciée qui peut, certes, être très sympathique, mais qui ne produira durablement rien. Toutefois, la hiérarchie des rôles n’est pas celle des personnes. « Au rôle appartient la partition, à la personne de l’acteur appartient l’interprétation« , disait Willy Chamming’s. Du côté de la partition, cela suppose qu’elle soit correctement écrite, complémentaire des autres instruments. Elle doit également être ajustée à l’interprète : faire jouer une partition pour piano à un clarinettiste, est difficile et hasardeux. Mais laissons cela de côté pour le moment, et intéressons-nous à l’acteur – la personne.

Nos différents rôles sociaux représentent souvent des parts importantes de nous-mêmes – des parts seulement. Pour pouvoir pleinement assumer mon rôle – et plus encore dès lors que ce rôle implique des relations de pouvoir – il va me falloir m’y investir non seulement intellectuellement, mais aussi affectivement, de manière consciente. Autrement dit, utiliser non seulement des compétences techniques, mais aussi des compétences émotionnelles et relationnelles soigneusement sélectionnées. Nous ne pouvons pas dire et faire tout ce qui nous passe par la tête : nous devons présenter à autrui, en fonction des situations et dans le rôle qui est le nôtre, certaines facettes de nous-mêmes, et non d’autres. Plus l’écart entre ce que nous sommes et ce qui est requis par le rôle est grand, plus nous aurons la sensation désagréable de porter un masque. A l’inverse, plus nous nous sentons en accord avec notre rôle, plus nosu el jouerons avec aisance, au bénéfice de tous. Et ce rôle va nous permettre d’exprimer des parts de nous-mêmes qui, sinon, seraient restées à l’état de potentiel.

Choisir de jouer son rôle

Dit autrement, jouer pleinement notre rôle sera possible dès lors que nous sommes en accord avec ce qui est attendu, qui ne requiert jamais qu’une partie – et une partie seulement – de nous. Trop distancié par rapport au rôle que nosu avons à jouer, et nous souffrons, nous sommes perçus comme froids, mécaniques, calculateurs, voire « à côté de la plaque », inauthentiques. Trop identifié à ce rôle, et nous voilà confus, vulnérables aux émotions, blessés dès que le rôle ne correspond pas exactement à nos attentes ou n’est pas assez reconnu, incapables de prendre du recul. L’équilibre ne pourra être atteint et préservé que si la distinction entre notre rôle et nous-mêmes est claire, et qu’en même temps nous sommes capable de relier qui nous sommes avec le rôle que nous jouons.

Ce qui semble simple à énoncer ici s’avère en fait relativement difficile à mettre en oeuvre. Nous sommes, la plupart du temps, dans une grande confusion à ce sujet. Cette difficulté est l’une des sources majeures de dysfonctionnements dans nos organisations humaines : elle est à l’origine de nombre de « résistances au changement », risques psychosociaux et souffrances au travail. Elle demande, pour pouvoir se dissoudre, à devenir consciente.

« Notre conscience intellectuelle est comme un acteur qui aurait oublié le rôle qu’il joue. Quand la représentation s’achève, celui-ci doit pouvoir se rappeler sa réalité subjective. » Carl Gustav JUNG – L’homme à la découverte de son âme

La manière dont nous allons endosser le rôle qui nous sera assigné dans les organisations auxquelles nous apportons notre contribution va largement être influencée par nos premières expériences. Dès le début de sa vie, l’enfant que étions a dû intégrer, peu à peu, qu’il devait, pour vivre pleinement, faire commerce avec les autres. En grandissant, il a appris à s’adapter à son environnement, sa place dans la fraterie, sa culture, à endosser différents rôles (celui du grand ou du petit frère, celui de l’élève, celui de l’enfant sage ou de l’enfant terrible…) qui lui ont été assignés ou proposés, voire imposés par les groupes auxquels il a appartenu. A l’adolescence, il a souvent essayé différentes personnalités, comme l’on essaie différents costumes, pour choisir les traits et les valeurs qu’il reconnaissait comme siens (c’est l’un des phénomènes qui rendent les adolescents si déroutants pour leur entourage…). Choisir, c’est renoncer : ce faisant, il a dû abandonner certains désirs et – si tout va bien – son illusion de toute-puissance.

Nécessaire dé-construction

Arrivés à l’âge adulte, selon notre histoire et notre maturité, nous avons une conscience plus ou moins claire des sacrifices nous avons consentis, des bénéfices que nous en avons retirés, et de ce qu’il nous reste à accomplir pour nous déployer et prendre pleinement notre part à la vie collective… Selon que nous avons été échaudés ou encouragés, nous sommes plus ou moins investis, plus ou moins identifiés à nos différents rôles. Nous avons ainsi construit une certaine image de nous-mêmes.

La situation de travail en équipe fera lever en nous, immanquablement, des réactions archaïques de compétition et/ou de confrontation avec cette image, d’autant plus si notre rôle n’est pas très bien défini ou s’il ne nous convient pas. Il sera nécessaire, pour celui ou celle qui espère se déployer sereinement dans son travail, d’élucider ces réactions pour pouvoir choisir librement un rôle qui lui convienne, ou assumer pleinement celui dans lequel il ou elle, et s’intégrer harmonieusement au collectif.

Autrement dit, il va paradoxalement s’agir, pour l’adulte qui désire s’accomplir et servir sa mission, de déconstruire limage qu’il a de lui-même. Mieux investir et jouer nos différents rôles – de parent, de manager, d’accompagnateur – supposera de les distinguer de la personne que nous sommes, pour apprendre peu à peu à les assumer, à les choisir plus judicieusement et à les jouer parfaitement. Pour le manager, il s’agira également de définir, de délimiter et d’expliciter, pour chacun des membres de son équipe, un rôle qui lui corresponde (donc dans le dialogue et la co-construction), sans le confondre avec la personne, qui garde pour toujours son mystère. Certains rôles sont plus faciles, plus valorisants que d’autres… et pourtant, pour que le collectif fonctionne, il faudra bien les distribuer tous, non seulement les premiers – celui du responsable charismatique, de l’expert reconnu ou de l’éminence grise, mais aussi les plus discrets, ceux de la femme de ménage et du « grouillot » de la cuisine… le respect de l’égalité des personnes sera alors primordial pour que chacun trouve et assume sa juste place au service de l’ensemble et se sente respecté.

Définir son rôle et ainsi renoncer à certaines de nos potentialités, s’y investir, sans pour autant s’y identifier : voilà tout à la fois le défi et l’opportunité de développement qui se présente à nous, à chaque fois que nous prenons part à la vie collective. C’est l’une des dimensions que nous explorons dans nos stages, au travers d’un dispositif pédagogique surprenant, vivant et impliquant.