Alors que se multiplient les expériences de collectifs auto-gérés, d’entreprises libérées, d’organisations « réinventées », alors que les jeunes générations se montrent de plus en plus suspectes et exigeantes à l’égard de toute forme d’autorité, quel sens cela peut-il avoir de parler, aujourd’hui, d’autorité et d’exercice du pouvoir ?

Avons-nous réellement besoin de chefs ? Nous reste-t-il vraiment des choses à apprendre dans ce domaine ?

La question de l’exercice du pouvoir est très rarement abordée en tant que telle dans les formations en management ou par les défenseurs des formes d’organisation « non hiérarchiques ». Elle se pose pourtant partout, depuis la nuit des temps et dans toutes les cultures, du petit noyau familial jusque dans la plus grande organisation en passant par les tribus recomposées, les clubs de loisirs, les organisations caritatives…. Dès que plusieurs êtres humains se rassemblent pour réaliser quelque chose ensemble, se pose la question du pouvoir : qui décide pour l’ensemble ? En tenant compte de quoi ? Comment ? Que se passe-t-il en cas de désaccord entre les personnes ? Comment éviter les abus ?

Une question à double-face

Si ces questions n’avaient que leur face visible, rationnelle, nous les aurions réglées depuis bien longtemps. Notre système de droit a érigé la liberté, l’égalité et la fraternité en préambule de sa constitution. Il s’est élaboré au fil des années pour protéger simultanément le bien commun et les personnes. Mais voilà : dans les groupes humains, d’autres phénomènes, irrationnels et inconscients, sont à l’œuvre et viennent sans cesse contrecarrer nos plans, perturber nos actions et opposer des résistances à nos bonnes intentions. Nos besoins de reconnaissance, de territoire, de contrôle, de déploiement s’expriment, souvent à notre insu, et nous confrontent les uns aux autres.

S’il peut sembler relativement simple, à première vue, de décider « tous ensemble », en pratique, c’est beaucoup moins vrai. De multiples difficultés se présentent au groupe qui essaie de se passer de chef, entre deux cas extrêmes que nous nous proposons d’explorer dans cet article.

Premier cas de figure : le collectif « hyper-laxe »

C’est celui du « collectif » qui se constitue pour créer ou produire quelque chose, mais n’obéit à aucune règle, ne s’en donne aucune. Tout le monde est responsable de tout… c’est-à-dire personne de rien. En général, ce type de collectif se constitue sur la base d’un but ou d’un intérêt apparemment commun, sensé suffire comme ciment à l’ensemble. Malheureusement, si des réunions sympathiques peuvent avoir lieu pendant quelques temps, le potentiel de production du groupe s’essouffle rapidement et devient quasiment nul dans la durée. Car pour produire, rien à faire : il faut que le groupe se structure, s’organise, afin que chacun de ses membres puisse apporter sa contribution particulière, complémentaire de celle des autres. Dans le meilleur des cas, sans que leurs rôles ne soient jamais explicitement reconnus (et surtout pas celui de « chef »), chacun se spécialise dans un rôle selon ses moyens, ses talents et ses aspirations. L’un peut parfois décider pour l’ensemble, en bénéficiant, comme disent certains théoriciens du management nomment, ces derniers temps, d’une « légitimité de leadership ». Cela peut fonctionner quelques temps dans un environnement très favorable et donner l’illusion que ça marche… mais qu’un désaccord ou même une situation un peu complexe survienne et c’est fini. En l’absence de règles communes, d’organisation, chacun des intérêts particuliers des membres peut à tout moment prendre le pas sur l’intérêt commun. Les conflits surviennent, le groupe se bloque, tourne en rond et ne parvient pas à sortir de l’ornière. Bien souvent, il se désagrège, aussi rapidement qu’il s’est constitué, parfois au grand désarroi de certains de ses membres qui ne comprennent pas comment on en est arrivé là.

Deuxième cas de figure : le collectif « hyper-contraint ».

Le « groupe autogéré » est inséré dans un environnement lui-même extrêmement défini, codifié, voire réglementé et contrôlé. Son objectif de production est clair, et les règles auxquelles il est soumis également. Il peut même exister un système de gestion et de reporting automatisé, type plateforme collaborative, qui fixe des processus de travail.

Le groupe n’a pas de représentant, ou s’il en a un, il ne lui reconnaît pas d’autorité sur ses membres. Chacun reste seul maître de la contribution qu’il apporte au groupe et à sa production collective. Dans ce cas de figure, la question cruciale est la limite que chacun se fixe à lui-même. Sous l’effet de phénomènes de compétition souvent inconscients, le surmenage chronique, les charges de travail exponentielles, la solitude des individus peuvent rapidement s’installer. Manquant de repères, le regard fixé sur la tâche à accomplir, les membres de l’organisation ont du mal à hiérarchiser les priorités, à planifier leurs activités, à se coordonner. Ils travaillent souvent dans l’urgence (personne ne fixe de tempo), certes avec bonne volonté et dans une certaine « bonne humeur », mais bien souvent dans de grandes souffrances cachées. Ce type de collectif fait le lit des phénomènes de stress, de surcharges et/ou de sous-charge, de burn-out, voire de révoltes.

Le vrai besoin : une soif de justice, d’équité et d’éthique

Souvent, et parfois dès l’enfance, nous avons fait l’expérience, dans nos existences, de figures d’autorité qui étaient soit dans l’abus, soit dans l’abandon de pouvoir, et nous en avons souffert. Nous avons dû nous battre pour être respectés, pour pouvoir donner ce que nous avions à donner à un collectif, pour ne pas avoir à « vendre notre âme » en obéissant à des consignes qui nous semblaient insensées. Nous avons ou aussi parfois nous sentir abandonnés, lâchés au plus mauvais moment, alors que nous aurions eu besoin de soutien, de limite, voire de confrontation pour nous empêcher d’aller trop loin et de faire des bêtises. Nous nous en sommes sortis seuls…

Alors oui, nous avons été cruellement déçus et nous remettons en question le pouvoir et ses représentants. Plus ces déceptions sont noyées dans les profondeurs de notre conscience, plus elles nourrissent d’attentes et sont agissantes, à notre insu. Elles nous maintiennent dans des images irréalistes, infantiles, à l’égard de nos chefs d’aujourd’hui, qui ne sont – faut-il le rappeler – que de simples humains. Nous cherchons, au fond, un héros… car nous sentons bien qu’il y a besoin que « quelqu’un » prenne les commandes. Nous nous prenons volontier pour le justicier de service et nous insurgeons dès que nous décelons la moindre erreur de posture chez l’un ou l’une de ceux qui sont sensés représenter l’autorité. Nous avons soif de justice, de justesse, d’équité, d’éthique.

L’appel à notre puissance personnelle pour animer le rôle qui nous a été conféré met en mouvement notre conscience, mais aussi notre ombre. Lily JATTIOT – Vie Quotidienne du Pouvoir

Dans une organisation humaine, certaines fonctions requièrent que quelqu’un ait le pouvoir de les exercer : la décision finale pour l’ensemble (c’est-à-dire le pouvoir de trancher, lorsque les membres ne parviennent pas à se mettre d’accord), la coordination pour faire circuler l’information entre les membres lorsque le besoin s’en fait sentir et régler le tempo, le contrôle de l’atteinte des objectifs intermédiaires, en sont quelques-uns. A l’Ecole Willy Chamming’s, nous pensons que la remise en cause du pouvoir ou de ses représentants – le « chef » ou le manager – est surtout le symptôme d’une souffrance : celle de manquer de « bons » chefs, c’est-à-dire d’un pouvoir qui soit réellement exercé au service de l’ensemble. Il appartient à chacun d’entre nous – en particulier si nous occupons des fonctions de management – de réfléchir honnêtement à ces questions, de nous y confronter personnellement, de nous pacifier intérieurement, afin de pouvoir les vivre en tant qu’adultes responsables, claivoyants, conscients de notre propre inconscience, dans un esprit de service et de fraternité. Ainsi pouvons-nous espérer sortir, individuellement et collectivement, de notre imaginaire, des attentes infantiles et des réactions émotionnelles, pour nous déployer pleinement et sereinement tels que nous sommes – humains et imparfaits – en paix avec les autres, dans le monde, tel qu’il est.