La question du pouvoir est pour le moins une épineuse question. Aussi vieux que l’humanité, il fascine tout autant qu’il repousse, il « sent le souffre ». Nul ne peut s’y frotter sans s’y piquer. S’y confronter est pourtant l’un des chemins qui mène à l’autonomie et à l’accomplissement de soi. L’éthique nous y appelle.
Le pouvoir est un sujet inconfortable, qui renvoie directement à toute une série d’autres questions toutes aussi difficiles : celles de la liberté individuelle et de sa limite avec celle des autres, des conflits, des abus, de la pression du collectif sur l’individu, de la violence, voire de guerres… Dans notre société occidentale individualiste, qui prône l’épanouissement personnel comme valeur universelle, aborder le thème de l’exercice du pouvoir est presque devenu obscène : plus question d’y réfléchir, nous savons déjà, circulez, il n’y a rien à voir. Le pouvoir, c’est mal vu, c’est dépassé, c’est pour les monstres aux dents longues ou les sinistres technocrates, nous voulons désormais des entreprises sans chef, des organisations sans hiérarchie et même pourquoi pas un état sans chef d’état ! Exit la question du pouvoir, cachez-moi donc ce sein que je ne saurais voir… Nombreux sont ceux qui ne se sentent même pas concernés.
Pourtant, chacun – puisque nous vivons dans un état de droit – dispose de certains pouvoirs qui nous sont conférés par une autorité supérieure, ne serait-ce que de celui de simple citoyen. Ceci nous est si familier que parfois nous ne le voyons même plus, cela nous semble évident et simple comme l’eau claire qui coule du robinet. Au sein de nos familles, dans nos activités de loisirs, dans notre sphère professionnelle, dans nos fonctions, nous disposons de certains pouvoirs, plus ou moins étendus, et en usons – avec une conscience plus ou moins claire. Le pouvoir n’est pas l’apanage de quelques-uns très hauts placés. Chacun d’entre nous, à son niveau, dispose de pouvoirs – plus encore dès lors qu’il occupe une fonction dans laquelle ses actes engagent d’autres que lui : dirigeants et managers bien sûr, mais aussi experts appelés à représenter une autorité, médecins, coaches, thérapeutes, professeurs… Les relations d’aide, de soin ou d’éducation ou de soin sont aussi des relations de pouvoir, en ceci qu’elles sont dissymétriques : du fait de son statut, l’un dispose sur l’autre de moyens qui lui sont conférés par la collectivité, en vue d’obtenir un résultat.
Mais il est bien tentant d’évacuer cette question délicate, qui nous renvoie à nos peurs comme à nos désirs les plus profonds.
Un contre-pouvoir est aussi un pouvoir
Je me souviens d’un délégué syndical, extrêmement influent dans l’entreprise où je travaillais à ses côtés, et par ailleurs hautement placé dans la confédération à laquelle il appartenait, m’affirmer un jour, en toute sincérité, n’avoir (je cite) « aucun goût pour le pouvoir ». Il entendait par là qu’il avait fait le choix de ne pas prendre de responsabilités dans la hiérarchie de l’entreprise. Il ne semblait pas se rendre compte que ses mandats avaient fait de lui, dans l’organisation et au-delà, un contre-pouvoir extrêmement puissant… dont il usait, visiblement avec passion, mais sans réel discernement, sans prendre à sa charge les conséquences de ses actes et donc allégé du poids de sa responsabilité. Or, un contre-pouvoir est également un pouvoir… Mieux vaut en avoir conscience, faute de quoi il y a fort à parier que de désagréables revers de fortune nous attendent. Le pouvoir sans conscience est comme une arme entre les mains d’un enfant : il nous met, ainsi que notre entourage, à la merci de nos maladresses, de nos réactions instinctives et émotionnelles, pour le meilleur et pour le pire. Pas forcément grave me direz-vous ? Tout est question du type de relation que nous souhaitons engager et entretenir avec les autres.
« Dans les relations de pouvoir, c’est le plus faible qui s’adapte. Dans les relations d’amour, c’est le plus fort. »
Lily JATTIOT
Quelle est l’étendue et la nature des pouvoirs dont je dispose ? Quel est l’impact de ces pouvoirs sur les autres – mes collaborateurs, mes élèves, mes patients, mes enfants ? Se pourrait-il que je dispose de pouvoirs dont je ne soupçonne pas l’existence, par exemple sur mes collègues, mes clients, mes chefs ? Mes proches ? Ou à l’inverse que je me croie détenteur de pouvoirs que je ne possède pas ? Bien souvent, les choses ne sont pas très claires pour nous. Il en va dans ce domaine comme dans celui de notre corps physique : l’étendue et la nature de nos pouvoirs sont perçues approximativement. Nous en faisons un usage en grande partie inconscient. Elles peuvent aisément devenir l’objet d’abandons comme de préoccupations excessives, pouvant aller jusqu’à la dysmorphophobie (fixation maladive sur certains aspects, que l’on perçoit exagérément grands ou petits, et qui deviennent un sujet hyper sensible).
Sortir des eaux troubles et apprendre à se situer
Engagés dans un entre-lac de relations d’interdépendance avec les autres, soumis à nos perceptions/projections, nous avons bien du mal à nous situer clairement, à faire la part des choses entre ce qui nous appartient et ce qui appartient à l’autre, à distinguer ce qui peut être objectivé de ce qui relève de notre subjectivité. Nous avons bien du mal à agir de manière juste, en tenant compte non seulement de soi et des autres, mais aussi de la situation – les pouvoirs qui nous sont conférés faisant partie de cette dernière. Or, dès que nous perdons de vue l’une de ces trois dimensions, nous sommes en risque d’être soit dans l’abus, soit dans l’abandon de pouvoir – quand nous ne versons pas, pire encore, dans le sacrifice de nous-mêmes. Sortir de ces eaux troubles en clarifiant notre propre relation au pouvoir, en aiguisant notre regard, va donc nous permettre de nous situer vis-à-vis des autres et des situations que nous avons à vivre, et de trouver la voie de notre propre épanouissement, dans le respect de celui des autres. L’éthique nous y appelle, aujourd’hui plus que jamais, dans cette période de grands défis collectifs.
Etablir une carte de l’étendue de mes pouvoirs, explorer la manière dont cette dimension résonne en moi-même et avec mon histoire, devenir peu à peu capable de me situer plus clairement, de manière plus consciente et plus juste, et de mettre ma puissance au service de ce qui m’importe vraiment : voilà le chemin proposé par la Méthode Chamming’s.
Marie KERROUCHE