Les relations humaines, au sein des organisations, sont rarement abordées ni même pensées en tant que telles. Elles s’apprennent « sur le tas ». Chacun est sensé savoir naturellement comment se comporter et négocier avec les autres. Or, si elles sont a priori productives, elles sont également d’énormes consommatrices de temps et d’énergie. L’écologie des relations humaines est un immense gisement qui attend d’être (re)découvert.

Dans une vision étroite et pourtant dominante des organisations, les ressources humaines sont exploitées par le management, au sens d’utilisées, voire consommées puis remplacées. On gère alors le « turn over ». Les êtres humains sont réduits à l’état de ressources qu’il convient de gérer de manière rationnelle. Encadrées par des systèmes de rémunération, de GPEC, de gestion du temps, d’objectifs, de motivation, de relations sociales codifiées et de procédures, elles sont priées de rentrer dans le moule de la logique industrielle (dont elles ne sont plus sorties depuis Peter Drucker), qui entend, par des procédés techniques, fabriquer à grande échelle – et à moindre coût – ce qui se faisait auparavant de manière artisanale. La dimension sensible des êtres humains – leurs besoins et leurs facultés de lien, de relation, de sens, de reconnaissance, de jeu, de poésie, de créativité, d’épanouissement personnel – passent en pertes et profits.

Pour autant, et fort heureusement, ces besoins et ces facultés existent, têtus. Dans une large majorité d’entreprise et d’organisation, ils sont ignorés, classés – un peu vite – parmi les sujets ne relevant pas de la sphère professionnelle, sinon parmi les mirages de la mode new-age. Ils sont relégués au rang de luxe dont les organisations « normales » n’ont soi-disant pas le loisir de se préoccuper.

C’est pourquoi ils ressurgissent, immanquablement, sous des formes incontrôlables.

Facultés et besoins de relations s’expriment… qu’on le veuille ou non

Que d’énergie perdue en futiles polémiques, en incompréhensions entre les personnes, en réactions émotionnelles ! Que de temps passé à défaire et refaire ce qui a été fait trop vite, « à l’arrache », sans avoir pris le temps de vérifier la compréhension ni le consentement des acteurs concernés, ou à l’inverse à rechercher systématiquement le consensus, y compris lorsqu’il n’est ni possible, ni requis ! Que de dépenses en absentéisme, en assurance maladie, en dysfonctionnements divers, dûs au sentiment d’épuisement de nombre de salariés, au fameux « manque de reconnaissance » dont on peine à comprendre ce qu’il recouvre ! Que de plaintes des managers d’avoir à gérer des « personnalités difficiles » ! Que d’incendies par mails interposés, « en copie à tous », qui démarrent sur une étincelle, font des ravages en deux fois rien de temps, et remontent polluer l’ordre du jour des comités de direction ! Partout, le manque d’attention aux relations humaines conduit à des situations de tension, de conflit et peut même aller jusqu’au blocage complet.

Pour ne rien arranger, le déploiement massif du travail à distance par outils collaboratifs et visio-conférences interposés appauvrissent encore la communication et accentuent l’illusion que « ça va marcher » comme ça. La vague de démissions enregistrées en 2022, ainsi que l’augmentation inquiétante des signes de détresse psychologique des salariés en France*, devraient pourtant nous interroger.

* Voir par exemple à ce sujet l’infographie du 12 juillet 2022 de « Parlons RH »

Une écologie des relations humaines : de quoi s’agit-il ?

Par essence, l’écologie s’interroge sur les interactions des êtres vivants entre eux et avec leur environnement. C’est une science qui, par nature, intègre les notions de complexité et d’impact de l’observateur sur son champ d’observation. En écologie par exemple, il n’existe pas d’échelle pour observer tous les phénomènes. Un des enjeux majeurs de l’écologie est de pouvoir prendre en compte une multiplicité d’échelles d’étude afin d’intégrer, lors d’une phase appelée « transfert d’échelle », chacun des phénomènes étudiés à son niveau spécifique.

De même, l’écologie des relations humaines s’attachera à distinguer, sans les séparer, les phénomènes relationnels à différents niveaux : ceux liés aux personnes, dans leurs rapports avec elles-mêmes, ceux liés à leurs inter-relations à deux ou en groupe, ceux enfin liés à leurs perceptions de leur fonction, dans leur environnement professionnel et culturel. Il s’agira de distinguer la forme du fond. Il s’agira de relier chaque phénomène à son niveau spécifique, sans les confondre, ceci, en vue d’intervenir de manière souple, habile et économique, et en vue de préserver un juste équilibre entre les besoins des personnes et ceux du collectif.

Du bon sens… mais pas que

Souvent, les interventions ad-hoc relèveront apparemment, une fois identifiées, comme dans l’écologie, du bon sens, mais pas seulement. Il s’agira par exemple de veiller à formuler certains messages jusqu’ici implicites, à informer clairement, suffisamment, et surtout de la bonne manière, à mettre en place des temps et des lieux de rencontre un peu différents, à offrir aux personnes des espaces pour échanger, réfléchir et se former… Mais elles seront aussi, parfois, contre-intuitives, au contraire, car en matière de relations humaines, le plus court chemin n’est pas forcément la ligne droite.

Une approche écologique des ressources humaine, c’est une manière plus respectueuse des besoins des personnes dans leur diversité de conduire l’entreprise, plus économique en « coût psychique », plus « ergonomique », au sens d’adaptée à la « forme » de l’être humain. C’est une volonté et une manière de faire moins gaspilleuse de talents et d’énergies, qui vise avant tout à permettre aux facultés et à l’intelligence des personnes comme du collectif de s’épanouir. C’est considérer les salariés non plus comme des objets qu’il conviendrait de savoir gérer, motiver, voire manipuler, mais comme des sujets, dotés de besoins et de compétences qui leurs sont propres, mûs par leurs propres choix et donc responsables.

C’est donc mettre les relations humaines au cœur même des questions d’organisation et de management, et les prendre très au sérieux. C’est y accorder du temps, de l’attention et un minimum de moyens… notamment en considérant qu’il est souhaitable et possible de s’y former.

L’enjeu est de taille. Les coûts sociaux des soi-disant économies faites en évitant ces questions sont énormes. Le temps est venu, pour tout manager, d’apprendre à entrer en relation sage et habile avec lui-même et avec autrui, afin de réaliser pleinement, comme l’écrit Alexandre Jollien, que « nous ne sommes riches que de liens ».

Marie KERROUCHE – Directrice pédagogique de l’Ecole Willy Chamming’s