Dans « Vie quotidienne du pouvoir », ouvrage paru en 2017, Lily JATTIOT nous interpelle sur la question des troubles du pouvoir, entre autres dans la vie politique. Son texte résonne aujourd’hui, avec une étonnante justesse, comme un sévère avertissement.

« A l’origine [de notre civilisation], du temps des Grecs à Athènes, l’on était censé confier la responsabilité de l’intérêt général à des hommes réputés savants et sages. […]

Depuis cette époque, le monde a bien changé, mais la comédie du pouvoir se poursuit, avec le risque toujours présent que le système soigneusement pensé de la démocratie, qui est un partage des pouvoirs s’équilibrant les uns les autres, ne devienne l’ombre de lui-même par des jeux mafieux hors-la-loi qui remettent en place, subrepticement, la loi tyrannique du plus fort.

De nos jours la philosophie s’est éloignée de l’action politique, elle s’est retirée dans la vie intellectuelle de nos élites universitaires. Etudier la philosophie est une tâche complexe de plus en plus exigeante, un travail de titan qui tient à temps plein dans les bibliothèques, qui porte à fuir le monde plutôt qu’à s’y risquer. La quête de la vertu, de la justice, de l’éthique devient difficilement compatible avec la vie effrénée de nos hommes politiques, toujours sur le qui-vive, obligés qu’ils sont à veiller sans arrêt sur leurs paroles, leurs actions, leurs alliances, leurs ennemis.

L’exigence permanente de l’« action »

La solitude nécessaire à celui ou celle qui réfléchit, qui cherche le Vrai, le Beau, le Bien de Platon, qui se retire en lui-même pour pratiquer le « Connais-toi toi-même » de Socrate, vient en contradiction insupportable avec l’exigence permanente de l’« action » portée idéologiquement au rang de vertu cardinale de l’homme – ou de la femme (NDLR)  politique.

Il faut agir, parler vite et fort, et le faire savoir à chaque instant afin de continuer à occuper l’espace médiatique, sinon le risque de disparition devient fatal. Sous la pression, le paraître passe avant l’être. Le divorce entre la politique et la philosophie est consommé. Il l’était depuis longtemps déjà avec la spiritualité, au nom des valeurs de la laïcité, à la publication de la loi de séparation entre les Eglises et l’Etat.

Gouverner est devenu bien difficile : la gestion d’un pays est très complexe, les interactions mondiales économiques et idéologiques traversent notre paysage, nos dirigeants ont des marges de manœuvre étroites. Ils sont obligés de promettre monts et merveilles pour être élus et, bien sûr, ne peuvent tenir leurs promesses : les temps sont durs. La tentation de se refermer sur soi est grande, fermer les frontières, développer les contrôles policiers au mépris des droits de l’homme, oublier la sagesse du partage des pouvoirs, abandonner le respect de nos institutions au nom de pensées simplistes… Nous pourrions beaucoup perdre de nos acquis au nom d’une efficacité illusoire.

Le risque du retour à la barbarie

Revenir à la barbarie de la loi du plus fort n’est pas impossible. L’époque est dangereuse.

Dans les périodes troublées et chaotiques, où il devient difficile de voir clair, les tribuns psychotiques au verbe puissant, qui ne sont pas « affaiblis » par un doute sain et par la recherche d’équilibres plus subtils, peuvent se donner des airs de sauveurs : des airs de ceux qui vont rendre au pays sa grandeur perdue, qui ont des solutions simples et définitives parce qu’ils s’affranchissent d’un haussement d’épaule de la complexité de notre monde, parce qu’ils ne s’embarrassent pas avec le respect des personnes et des différences. Leur séduction apparente peut être puissante, car ils prétendent parler « au nom du peuple », mais elle est celle des sirènes. […] Ils se présentent comme la lumière. Ils ne montrent pas leur ombre.

A nous de regarder attentivement afin de ne pas nous laisser abuser, berner par les « néons des manèges ». Il y a danger pour nous tous à porter au pouvoir un tyran malade mental. Ce n’est pas le moment de « lâcher l’affaire » par lassitude et désillusion. Nous avons, chacun où nous sommes, notre mot à dire. […]

Le savoir-être s’apprend

Nos élites politiques, en France, sont en général bien formées sur le plan des connaissances théoriques. […] Sur le plan du savoir-être, qui ajoute à une tête bien faite un cœur en place et une psyché saine, ce n’est pas la même chanson.

Le savoir-être ne s’achète pas, il ne se vole pas comme un bien, il ne s’imite pas, ne se copie pas, ne se mime pas, il ne s’exprime pas en chiffres, ni en statistiques, ni en sondage d’opinions, il n’est pas protégé par des droits d’auteur, il ne s’autoproclame pas, il ne fait pas l’objet de contrats d’assurances. Notre monde du mesurable et des contrats ne sait pas bien quoi en faire, l’Occident est avec lui comme une poule qui a trouvé un couteau. Il n’y a pas de diplôme de savoir être, ni de transmission par la famille. Les signes extérieurs de pouvoir ne donnent pas le savoir-être.

Nous sommes dans le registre du subtil, qui se ressent et s’expérimente. Une âme saine ne se voit pas : elle ressent. Ou plutôt on la voit à ses fruits, à la paix et à la solidarité qu’elle engendre. Il y a des justes parmi nous, c’est sûr, mais ce ne sont pas forcément ceux-là que nous voyons à la tribune. Nous le savons tous.

Voir des hommes politiques se battre comme une bande de gamins à la récré nous navre, voir les députés à l’assemblée faire des plaisanteries misogynes ou racistes nous consterne, apprendre que nos représentants ont profité de leur mandat pour s’enrichir, eux et leur famille, nous choque. Où ont-ils appris à vivre et à être ? Nulle part sans doute. Cela ne fait pas partie de nos programmes d’enseignement.

Pourtant le savoir-être s’apprend. Il passe par la rencontre initiatique avec notre ombre, notre immaturité cachée. Il nous concerne tous, pas seulement ceux qui nous gouvernent, parce que comme le rire, les larmes et l’amour, il est contagieux. Il est contagieux parce qu’au plus profond de nous-mêmes, nous y aspirons.

Il fait partie de notre élan de vie. »

Lily JATTIOT, psychanalyste jungienne, formatrice et conseil en management pendant de nombreuses années, est la directrice pédagogique de l’Ecole CHAMMING’S et l’auteure de trois ouvrages de référence, dont « Vie Quotidienne du Pouvoir » – Ed Accarias L’Originel.