Ou comment prendre en compte, avec réalisme et lucidité, la fragilité de l’âme humaine
Pour cet été 2022, nous vous proposons, avant de partir en vacance, un peu de lecture. Nous reproduisons ici, avec son aimable autorisation, un extrait du livre de Lily JATTIOT, « Vie Quotidienne du Pouvoir » paru en 2017. De quoi méditer sur la plage, et qui sait, se lancer dans de saines lectures…
Très bel été à tous !
« Peu d’entre nous connaissent vraiment Machiavel, alors que nous connaissons tous l’adjectif « machiavélique » qui nous fait froid dans le dos… évoquant un esprit calculateur, cynique, manipulateur, pour tout dire diabolique. Je pensais même, enfant, que Machiavel était un des noms du diable. J’ai appris depuis qu’il n’en était rien, bien que le diable, dans notre langue, ait plus de noms que Dieu lui-même. Le Prince de ce Monde, comme on le nomme aussi, fomente, calcule et se fait tentateur pour gouverner et devenir le Maître du Monde.
Pourtant Machiavel, issu des basses classes, vise à défendre le peuple maltraité et épuisé par les dissensions individualistes des puissants…
Pourtant, lorsque Nicolas Machiavel (le vrai) écrit, au début du seizième siècle, « Le Prince », son très célèbre traité de politique à l’usage des grands dirigeants, visant à conquérir puis à conserver le pouvoir, son intention est pratique et réaliste, et même, à bien des égards, mesurée et sage. Dans l’univers de l’époque dominée par le catholicisme, il surprend (et choque) ses contemporains par son attitude non pas morale mais pratique et réaliste envers l’exercice du pouvoir. Lorsqu’il théorise la « Raison d’Etat » ou « le fait du prince », pour justifier l’attribution des pleins pouvoirs au Prince en cas de besoin, il les place avant toute valeur afin de donner tous les moyens au dirigeant (que ce soit dans une royauté ou dans une république) pour faire prévaloir l’intérêt supérieur de la nation sur les convoitises particulières de ses barons… alors, il choque. Pourtant, Machiavel, issu de basse classe, vise à la défense du peuple maltraité et épuisé par les dissensions individualistes des puissants qui, tels des crabes dans un panier, se combattent et défendent leurs privilèges. Epoque qui ne diffère en rien avec la nôtre… Avec sa très fameuse formule « la fin justifie les moyens », Machiavel sera diabolisé et considéré comme un théoricien cynique, sans foi ni loi, prêt à tout pour flatter son souverain, le seigneur florentin Laurent de Médicis.
L’Italie puis la France sont alors prises dans les affres de l’unification. Les baronnies de toutes sortes s’opposent au pouvoir central. Donner au Prince les pouvoirs exceptionnels, le fameux « fait du Prince », correspond à une époque toute particulière qui accoucha des deux nations. C’est après sa mort, avec la parution de son ultime ouvrage, « Le Prince », que Machiavel sera considéré dans toute l’Europe comme l’un des théoriciens les plus remarquables du pouvoir. Mais dans le même temps, il sera associé à cet esprit plein de cynisme et dépourvu de scrupules lorsqu’il veut arriver à ses fins. Pour Machiavel, l’intention est seulement de rester réaliste et de tenir compte lucidement de la fragilité de l’âme humaine. Il recommande pour l’essentiel au Prince de rester juste et de ne pas blesser inutilement son peuple. Mais il dit aussi qu’il vaut mieux pour lui être craint plutôt qu’aimé. La crainte le servira plus sûrement que l’amour. Dans l’époque troublée d’où il parle, avec toutes ces grandes familles nobles, les Médicis ou les Borgia, (les Montagut et les Capulet de Shakespeare) qui s’entretuent, torturent, violent et s’empoisonnent à qui mieux mieux, on peut le comprendre.
Nous sommes devenus tristes et désabusés, confondant volontier pouvoir et abus de pouvoir.
Des siècles plus tard, alors que nous vivons les affres de l’unification, en Europe, d’abord, et dans la mondialisation ensuite, avec ses chantres et ses détracteurs de tous poils, nous avons nous-même une vision pleine de cynisme envers nos dirigeants que nous critiquons abondamment, et nous peinons à croire que Le Prince, despote éclairé, restera au service de ceux qu’il représente et défend, qu’il servira honnêtement l’intérêt général, sans se laisser corrompre par l’attrait addictif du pouvoir pour le pouvoir… Nous sommes devenus tristes et désabusés, nous aussi, confondant volontiers pouvoir et abus de pouvoir; nous mélangeons tout en diabolisant le pouvoir quelqu’il soit car nous avons peur de l’ombre : l’ombre collective, certes, mais aussi celle qui habite au fond de chacun de nous. Nous oublions que lorsque le pouvoir est bien exercé, il renforce les liens sociaux alors que le pouvoir mal exercé les défait ; méprisant le pouvoir au nom de la liberté et de l’égalité, nous contribuons alors, sans le savoir, à un « chacun pour soi », qui profitera naturellement aux plus forts.
J’ai souhaité écrire ce livre pour réhabiliter notre vision de ce pouvoir que nous ne cessons d’exercer, du plus petit au plus grand, afin que nous puissions chacun mieux le comprendre, le respecter, et mieux l’exercer afin de prendre notre part du fardeau en même temps que du gâteau.
Lorsque nous refusons « vertueusement » de prendre quelque pouvoir que ce soit, nous avouons, sans le savoir, notre peur de nous-même, peur de notre force, peur de nos possibilités. Trop souvent nous nous cachons, faussement humbles, tout en nous réservant la position plus confortable de critiques du pouvoir en place : quand le fauteuil de dirigeant est libre, l’on ne se précipite pas pour l’occuper, mais lorsqu’il est pris, alors la critique se déchaine.
Nous savons bien, au fond, que la place de pouvoir est le lieu de tous les dangers. »